« A cent ans de distance, deux voyageurs suisses traversent les Balkans » (Le Temps)

Isabelle Rüf, Journal Le Temps, publié le 23 décembre 2016.
https://www.letemps.ch/culture/livres/cent-ans-distance-deux-voyageurs-suisses-traversent-balkans

William Ritter, dandy décadent, et l’artiste Zabu Wahlen parcourent chacun l’Europe du sud-est en quête d’émotions artistiques et humaines

Un violon dans les Balkans photographié par Yves Leresche. — © Yves LERESCHE

A plus de cent ans de distance, ce sont deux itinéraires qui se croisent à travers les Balkans. Entre 2009 et 2013, Zabu Wahlen embarque à plusieurs reprises son alter ego Victorine dans le bus qui relie Lausanne à l’ex-Yougoslavie. Son violon en bandoulière, l’artiste est à la recherche d’un maître qui lui enseigne les musiques traditionnelles.

Alors qu’elle suivait les traces du peintre Segantini en Engadine (Sur les traces de Segantini, art&fiction, 2007), Zabu Wahlen a découvert l’existence de William Ritter (1867-1955), «maître à penser du Corbusier», ami de Mahler. Ce Neuchâtelois cosmopolite se décrit lui-même comme «n’ayant jamais cessé de dessiner et de peindre en marge de ses voyages, de ses travaux d’écrivain, et des émotions capitales de sa vie qu’il doit à la musique». Il a laissé aux Archives littéraires suisses le manuscrit d’un parcours à cheval et en train, en Albanie et au Monténégro.

Avec Marianne Enckell, Zabu Wahlen a retranscrit cet inédit qui compose un contrepoint étonnant au parcours de Victorine: tous deux Roulent leurs eaux à contretemps, comme l’indique, le titre du livre qui rassemble ces carnets de voyage.

Amoureux

En 1893, William Ritter est un jeune dandy qui parcourt l’Europe du sud-est en quête d’émotions. Il a le bras en écharpe et le cœur inquiet: son amoureux, Marcel Montandon, est à Bucarest, et Ritter espère trouver de ses nouvelles à Salonique. Quels obstacles éloignent les amants l’un de l’autre? Brouille, obstacles familiaux ou sociaux? On ne sait pas, mais cette séparation obsédante n’empêche pas l’émerveillement du voyageur à la vue des beaux bergers, des jeunes pêcheurs. «Un si gentil sourire, de si belles dents, des mains de race; des traits si réguliers, tanné de peau», s’émeut-il dès le premier jour, et tout au long du parcours, la fierté et la noblesse d’une silhouette en haillons, ici et là, le fera vibrer.

Les Balkans que traverse Ritter font encore partie de l’empire ottoman. Il chevauche en compagnie d’un prince serbe, Bojidar Karageorgevitch, dit aussi Georges Courtine, car il a vécu à Paris, ou encore prince Artémise. Leurs rapports sont tendus, le prince s’agace des mœurs rustiques, des chemins ardus, de la pluie, des conditions d’hébergement et de ravitaillement plus que spartiates, dans les régions reculées qu’ils traversent, et s’irrite de tous ces minarets, lui, le chrétien orthodoxe. Avec malice, le Suisse ne cesse de souligner que son propre charme agit sur les rudes indigènes beaucoup plus que la mauvaise humeur de son compagnon.

Chant des couleurs

L’œuvre de William Ritter – écrits et dessins – n’a pas marqué son époque. Mais dans ces souvenirs, rédigés d’après ses carnets vingt ans plus tard, il montre un réel talent d’évocation. Quand il cesse de se lamenter sur ses soucis, il sait faire chanter les couleurs, révéler la sauvage beauté d’un paysage, d’une mélodie captée au passage, d’une figure entraperçue. Les souvenirs, décantés par le temps, comme ceux de Nicolas Bouvier dans Le Poisson-Scorpion, ont gardé leur vivacité.

Le Turc au soleil est une fleur, la Turquie un champ de pavots, une forêt de lauriers roses et jaunes. (William Ritter)

Le voyage, on le sait, consiste en longues plages d’ennui qu’illumine de temps en temps un «satori», un moment de révélation qui paie de tous les efforts, quand la vie se montre «si égarante et bonne». Et ces instants, Ritter sait les saisir dans les circonstances les plus hostiles. En cela, son journal, si agaçant soit-il parfois, est une belle découverte.

Ex-Yougoslavie

Les Balkans que parcourt Victorine un siècle plus tard ont connu l’effondrement de deux empires – ottoman et austro-hongrois –, deux guerres, la naissance et l’éclatement de la Yougoslavie. Subsistent le sens de l’hospitalité, celui de la fête, des festins de nourriture et de musique. Avec son violon, la voyageuse se pointe dans les petites villes et les villages, demande à connaître le détenteur local de la tradition. On l’envoie çà et là. Le musicien est en voyage, il faut le chercher plus loin, lui fixer des rendez-vous, là dans une maison de la culture, ici à un festival.

On montre à la voyageuse une partition ancienne, on lui passe un disque piraté, on lui fait entendre un rythme inattendu. Cette courageuse petite dame de 70 ans qui connaît des moments de découragement et des instants d’enchantement éveille la sympathie. Un ange gardien l’accompagne, il se nomme Idilic.

Un gitan seul, tambour incantatoire, qui danse en arrivant, chaussettes blanches losangées de noir, pantalon qui paraît noir sur scène, mais qui vu de près est d’un beau brun rouille. (Zabu Wahlen, au festival de Dolneni)

Bois gravés

Victorine s’acharne à capter sur son instrument les accords de «cette douleur de l’âme si délicieuse», comme l’écrit son prédécesseur. Autrefois, elle a été l’élève d’Albert Jeanneret, le violoniste frère du Corbusier. Puis elle s’est tournée vers les arts plastiques. Ses bois gravés et ses frottages accompagnent le récit. Sur la couverture de ce beau livre sinue la carte brodée de l’itinéraire de Ritter et du sien. En route, l’artiste accumule des images, des documents qu’elle «bastoncine» de colle et envoie à son ami, le peintre Olivier Charles, bricoles avec lesquelles il construit son «Schloss».

Fraîcheur

Le récit garde une grande fraîcheur: c’est le miracle d’une promenade, d’une fresque au fond d’une église perdue, d’un repas inattendu, d’un accueil chaleureux, d’une bonne fatigue, d’un rythme enfin capté. Le caractère répétitif et parfois décourageant de la quête s’oublie dans ces instants de révélation. A la fin, Victorine le trouve, son maître de musique. Où? Il faut la suivre jusqu’au bout du voyage pour le découvrir. Le chemin en vaut la peine.

© Art & fiction, Zabu Wahlen, «Roulent leurs eaux à contretemps», Carnets de voyage/1893-2013, Art&fiction, RE: PACIFIC, 256 p.